Le blog de Chut !
Voilà
plusieurs jours que le thème du pardon me trotte dans la tête. Qu'il s'impose à mon esprit sans que je n'arrive à le déloger. J'avais écrit un long article sur le sujet, je ne l'ai pas mis en
ligne. Trop perso, sans doute, mais aussi trop décalé : je tournais autour du sujet sans en atteindre le cœur. Je l'effleurais sans trancher dans le vif, peut-être parce que j'ignorais moi-même
où trancher.
J'essaie de nouveau aujourd'hui. L'accouchement promet d'être aux forceps.
Avant, j'étais rancunière. Je pouvais remâcher des jours entiers une remarque vexante, m'échauffer les flancs contre celui (celle) qui me l'avait lancée. En vouloir à quelqu'un pour des
broutilles, les lui reprocher à l'occasion d'une conversation qui tournait mal.
J'avais l'excuse difficile. Ou plus exactement, j'excusais mais n'oubliais pas. Ce qui m'avait déplu me restait en travers de la gorge, puis
en arrière-fond sur le coeur, prêt à resurgir si l'on me blessait encore.
A ma décharge, j'avais (et j'ai encore, mais peut-être moins) un niveau élevé d'exigences envers moi-même.
Travail, amour, amitié, même combat : je suis ma première juge et ma première critique. Il y a des phrases que je regrette d'avoir prononcées, des comportements que je me reproche d'avoir tenus,
des engagements que je m'accable de n'avoir pas honorés.
Certains ont beau être anciens, j'en ai encore honte.
Pour cela, j'aime l'ivresse. Quand j'ai (un peu trop) bu, j'ai l'esprit de concorde, le désir profond qu'aucune fausse note ne vienne perturber la fête.
Dissoutes dans le vin, mes fautes m'apparaissent vénielles, celle des autres sans importance. Je les comprends, les explique, les justifie. Elles perdent de leur réalité, ne m'atteignent plus. Je
les balaye d'un revers de main.
Tout le monde, à commencer par moi, me paraît aimable.
Encore un verre et je pleurerais d'émotion, serrerais mes ennemis dans mes bras. Je baigne dans l'amour, j'atteins les sommets de la bienveillance. Je voudrais ne jamais en redescendre.
Le décès de ma mère m'a projetée dans une autre dimension.
Elle est morte ensevelie dans une avalanche, en suivant le guide en qui elle avait toute confiance. Une amitié discrète s'était nouée
entre eux, il avait la connaissance de la montagne, il était réputé sur la station. Elle n'avait donc aucune raison de se défier de lui, de ses compétences ni de ses choix.
Pourtant, ce jour-là, il n'aurait jamais dû quitter les pistes balisées, et encore moins accompagné : le bulletin de Météo France, alarmiste, annonçait un risque de 4 sur 5.
Elle est morte sur le coup, roulée dans la neige et les cailloux. Lui, arrêté plus haut sur la combe, n'a rien eu.
Neuf mois plus tard, le rapport de police m'apprendrait qu'il avait commis une autre erreur. Trop sûr de lui ou trop négligent, il n'avait pas consulté la
carte des avalanches.
S'il l'avait fait, il aurait su que ce n'était pas la première qui se produisait là.
Après l'accident, je suis allée à Bourg Saint-Maurice avec le compagnon de ma mère.
Lorsque nous sommes sortis du funérarium, nous avons vu le guide arriver. Incapable de marcher seul, appuyé sur un ami, chancelant comme un homme ivre.
Défait et incapable de nous regarder en face.
Mon beau-père bouillait d'une rage froide. Il aurait voulu l'empoigner, le jeter à terre, lui coller ses poings dans la figure.
Moi, non. Je le savais responsable mais n'éprouvais aucune haine. D'une certaine façon, j'avais même pitié de lui.
Je lui ai proposé de voir le corps. Il était la dernière personne à avoir vu ma mère vivante, je souhaitais qu'il lui dise adieu.
Adieu et pardon.
Il s'est approché d'elle en tremblant. Il a effleuré son visage et éclaté en sanglots.
Nous avons quitté la pièce. Je l'ai invité aux funérailles. Il a refusé. J'ai insisté.
Je voulais que le jour de son enterrement, tous les gens qui l'avaient aimée soient réunis. Il en faisait partie.
Je voulais qu'elle entre au cimetière accompagnée de ceux qui la regrettaient. Il en faisait partie.
J'avais beau être assommée de chagrin, sa détresse me touchait. Et même s'il m'avait fait plus de mal que quiconque, je ne lui voulais pas de mal.
Je voulais que lui aussi puisse faire son deuil, même s'il ne me concernait pas.
Je voulais qu'apaisé, il la laisse partir.
Au cours des deux années suivantes, j'ai reçu quelques lettres et messages de lui. Je n'ai répondu à aucun.
Avec des mots malhabiles, il me demandait, m'implorait mon pardon.
Je suis incapable de le lui donner. Pourtant, je ne le hais pas.
Parfois, bien sûr, j'ai éprouvé de la colère contre lui. Mais pas
une colère qui aurait réclamé de l'anéantir, de le réduire à ma merci, de saccager son existence.
Mais l'absence de colère ou de haine n'implique pas le pardon.
Pour moi, pardonner cet homme serait comme effacer ce qu'il a fait
et qui ne pourra jamais être réparé. Ce qu'il m'a pris, rien ni personne ne pourra jamais me le rendre. Sans le vouloir, il m'a condamnée à vivre avec un trou, une suspension : ce qui aurait pu
être mais ne sera pas, parce que la mort s'en est mêlée.
L'accepter au lieu de le subir est déjà un long chemin.
Franchir la dernière marche, celle du pardon, m'est impossible.
Faudrait-il qu'il en soit autrement ?
Je ne pense pas.
La religion nous exhorte à "pardonner à ceux qui nous ont offensés".
Je ne suis pas croyante.
Je ne crois pas, non plus, que le pardon soit la condition nécessaire pour vivre en paix. Rien de pire que les faux pardons : arrachés ou accordés du bout des lèvres, ils n'ont aucune
valeur.
Ne pas pardonner ne signifie pas être dure ou inexorable. C'est reconnaître que notre limite a été atteinte. La prendre en considération et la respecter.
Si on la franchit, on se renie.
Ne pas pardonner, c'est finalement s'accorder le droit d'être soi-même, détaché des faux-semblants d'une générosité inaccessible.
Soi-même, avec une grandeur d'âme à capacité limitée et une souffrance toujours vivace.
Toiles de Fabienne Verdier, auteure du très beau Passagère du silence.
Confronté à la mort d'un être cher, on révise, je crois, ses priorités et son échelle de valeur. On se dénude de l'accessoire pour toucher à l'essentiel, et tenter de s'en rapprocher, aec la conscience aiguë que le temps est parfois plus compté qu'on ne le suppose.
De fait, le chemin du deuil peut paradoxalement devenir un chemin... de vie.