Le blog de Chut !
Au détour d'un voyage en Malaisie, le souvenir d'un homme. Le voici.
Café matinal dans le salon de la guesthouse. Je le vois à une table voisine, boule hirsute de cheveux sur une chemise rouge ouverte. Il a corps tout en méandres, la nonchalante décontraction des hippies et une barbe en broussaille.
Sous les poils son visage semble beau, une icône finement ciselée. Jeune aussi, en tout cas bien plus que moi.
Je pense que le monde est rempli d'hommes désirables. Que jamais je ne connaîtrai celui-là ni ne sentirai ses mains sur ma peau. Que cela n'a guère d'importance, malgré le pincement qui, entre mes côtes, voudrait m'affirmer le contraire.
J'imagine me lever pour parler à cet inconnu.
J'imagine qu'il m'invite à m'asseoir.
J'imagine nos paroles et nos regards.
J'imagine lui plaire contre toute attente car je ne me plais vraiment pas en ce moment.
J'imagine une rencontre, un échange, un partage. Contre toute attente encore puisque le lendemain, je m'en vais.
Soudain la tristesse s'invite. Fichu tempérament qui sur des riens flirte avec la mélancolie. Stop. Je décide qu'aujourd'hui n'est pas un jour à nostalgie, pas un jour à regretter des occasions qui n'en sont pas, pas un jour à déplorer le temps qui s'enfuit.
Aujourd'hui sera un jour embelli par le sourire de ce voyageur à son café.
À midi je ferme l'ordinateur et grimpe dans les entrailles de l'hôtel. Dernier étage avec terrasse en nid d'aigle, grand salon télé jouxtant le dortoir suivi des chambres en enfilade. À droite, celle que je partage avec Lucia, une compagne de route.
Avant même de poser le pied sur la terrasse je distingue la chemise rouge.
Son propriétaire est assis à califourchon sur le mur du balcon. Sous lui des étages de vide et un trottoir à vous pulvériser les os. Tourné vers les gratte-ciel, il ne voit pas mon regard interrogateur et moi, je ne vois pas son visage.
Je passe sans mot dire, direction la salle de bains.
En sortant de la douche je surveille l'autre côté du couloir. L'inconnu est toujours là, perché immobile sur l'angle de son muret. À croire qu'il n'a pas bougé d'un cil.
Je regagne la chambre tracassée.
- Tu as vu ce gars dehors ? m'interroge Lucia. Ca fait une heure qu'il est là... Bizarre, non ?
- Pas très rassurant, en effet.
- Il ne va pas sauter, quand même !?
J'esquisse un geste d'ignorance. Comment deviner ce qui se passe dans la tête des gens, surtout des parfaits étrangers ?
En une seconde ma décision est prise.
- Tu sais quoi, Lucia ? Je vais lui demander.
- Tu as raison. Moi, je n'oserais pas !
Oser ou pas, voilà un dilemme étrangement posé. Et si jamais cet homme se jetait dans le vide ? Je me sentirais trop mal, coupable de n'avoir rien tenté pour l'en empêcher. Ce serait presque être responsable, presque avoir sa mort sur la conscience.
Je sors de la chambre. Mes soupçons se trouvent confirmés d'un seul regard : l'inconnu n'a pas quitté son poste d'observation. Je remonte le couloir au pas de charge, débouche à l'extérieur, me campe dans son dos.
- Excuse me, please...
Il n'esquisse pas un geste. Peut-être ne m'a-t-il pas entendue.
Je répète plus fort :
- Excuse me !
Ses épaules frissonnent.
- Please !
Il se retourne enfin.
- Are you OK ?
Une once de perplexité ride son visage. Il cligne des paupières, très vite, comme dérangé en pleine rêverie.
- Sorry to disturb you. You haven't moved since a while... Are you OK ?
Une étincelle allume ses iris et soudain un sourire immense, candide, solaire, fend ses lèvres jusqu'aux pommettes. La main qui tient sa cigarette dessine de rapides volutes sur le ciel.
- Oh yes, I'm fine ! Thanks ! Don't worry !
Son visage irradie une joie si pure, si entière, si intense que pas un instant je ne doute de ses paroles.
- Good ! I'm relieved now...
Petit moment de flottement. Pour un peu je me sentirais bête. Mais non, me dis-je, tu as fait ce qu'il fallait. Cet étranger trop haut perché aurait pu être au bout du rouleau.
La conscience nette, il ne me reste plus qu'à lui souhaiter une belle journée.
- You too ! me répond-il dans un merveilleux sourire.
Et tandis que je m'éclipse, son regard enveloppe mon dos d'une lente caresse.
Dix minutes plus tard me voici à nouveau sur la terrasse. À peine mon guetteur m'a-t-il aperçue qu'il saute à terre. Mouvement félin de l'échine et des bras, corps plié puis tendu à l'aplomb des buildings.
Plantée toute raide, j'admire sa grâce de gymnaste.
Il s'avance vers moi en souriant de la bouche et des iris. Lorsqu'il parvient à ma hauteur, sa taille me surprend. Il est grand, très, deux mètres au jugé.
À côté de ce géant je me sens minuscule, impression jadis familière mais peu à peu perdue au fil de ma vie asiatique.
Ici les hommes sont trop petits.
- I'm Basile, nice to meet you ! me lance l'inconnu en me présentant sa main.
Déconcertée par ce salut formel, je regarde sa paume. La trouve elle aussi immense avec ses longs doigts. La serre enfin en m'étonnant de sa rudesse.
- Where are you from ?
- France. And you ?
- France.
Ai-je bien entendu ? Nulle trace d'accent dans sa voix, juste des inflexions australiennes. Comme en écho à ma question muette, Basile me parle dans notre langue :
- Tu as vraiment cru que j'allais me suicider ?
- C'était une possibilité, oui.
Basile rit. Me félicite d'avoir voulu le sauver. Me dit qu'il adore se percher sur le bord des toits pour contempler le monde d'en haut. D'autant aujourd'hui, il a beaucoup à contempler : c'est sa toute première journée en Asie, un vrai baptême du feu.
Il arrive d'Australie où il a vécu ces dernières années. Parti de France menuisier, il a voyagé, exercé son métier, cumulé les petits boulots, travaillé dans une ferme de bananes et sur un bateau de pêche. Ses économies achètent à présent ses rêves et sa liberté : sept à huit mois à aller où bon lui semble, à explorer le monde, à se nourrir d'horizons neufs et de rencontres.
- Un beau programme... dis-je. Et ce midi, tu fais quoi ?
- Aucune idée !
D'idée, j'en avais une. J'ai invité Basile à manger. Il a accepté sans hésiter.
À suivre.
Toile de Léonor Fini ; photos dElijah Gowins et d'Elliott Erwitt.