Le blog de Chut !
Le jeune homme me regarde avec attention. Je l'imite sans savoir que lui dire.
C'est lui qui rompt la glace d'une formule convenue :
- Is it your first time here ?
Mon petit diable intérieur brûle de répondre que non. Que chaque soir me cueille dans un club de gigolos pour choisir une proie. Et que je la dévore.
Sans pitié. Toute crue.
Pas certain que mon vis-à-vis goûterait la plaisanterie. Peut-être même croirait-il que je suis une dangereuse psychopathe.
Aussi dis-je platement :
- Yes, first time.
Il acquiesce d'une mine complice, une qui sous-entend beaucoup mais ne parle guère.
Je garde aussi le silence en lui laissant, non sans curiosité, l'initiative.
Divertir les femmes, c'est son métier, non ? Alors j'attends d'être divertie.
- My name is Warren. Nice to meet you !
- Thanks ! Me too, hu... Warren.
Mon hésitation est perceptible.
Warren, vraiment ?
Pour se protéger, préserver leur anonymat et se garder des clients intrusifs, tou(te)s les escort(e)s que je connais travaillent sous un faux nom. Probable que Warren ne s'appelle pas Warren mais Dodong ou Harry. Warren doit être son nom de nuit, son identité de scène, sa persona d'homme public.
Pour un peu je le prierais de ne pas me mentir, de jouer cartes sur table même si l'on joue.
Mais qui suis-je pour l'exiger ?
Warren, Dodong ou Harry, cela fait-il d'ailleurs une quelconque différence ?
Aucune.
Va pour Warren, alors.
- And your name ?
Nouvelle hésitation. Lequel lui donner ? Celui de mon passeport ou celui de mon choix, que nombre de personnes utilisent ? Ou un autre, inventé, dont je me fiche, une identité jetable qui n'est pas mienne ?
Cela fait-il d'ailleurs une quelconque différence ?
Aucune.
Va pour le nom de naissance, alors.
- Oh, what a beautiful name !
Warren le répète en arrondissant les lèvres. On dirait une volée baisers suspendus dans l'air moite.
Sa chaise vient buter contre la mienne.
Notre intimité naissante s'enorgueillit d'un nouveau pas, je crois.
Un serveur accourt. Suis-je d'accord pour offrir un verre à mon compagnon ?
- Of course !
Je suppose que chaque verre lui rapporte une commission.
Je suppose également que des clients refusent, ce qui me paraît radin.
À moins qu'un refus ne s'inscrive dans un code tacite : repoussé, le jeune homme doit quitter la table. Pour qu'il y reste, le verre devient une obligation.
Payer, c'est donc lui signifier qu'il plaît. Et Warren ne me déplaît pas, c'est certain.
Coup de torche sur l'addition de son rhum-Coca : 250 pesos, soit 100 de plus que mon gin-tonic, signature requise.
Les consommations des danseurs semblent plus onéreuses que celles des clients. Une façon de rémunérer leur compagnie, sans doute.
À la vue de mon portefeuille, le serveur rit.
- Non, Mââm, vous paierez à la fin, en sortant !
Ah. Une tactique commerciale, sans doute. Facile de perdre le décompte des verres lorsqu'on ne les règle pas un à un. Voire, pour les clubs malhonnêtes, de trafiquer l'addition.
Tchin tchin !
Warren lampe une large gorgée. Je me demande s'il boit vraiment du rhum-Coca.
Nombre de bars à champagne ne servent que de l'eau gazeuse à leurs hôtesses. Tromperie vis-à-vis du client, certes, mais sans préjudice pour leurs santés : au train où les filles enchaînent les verres, beaucoup finissent alcooliques.
Mes réflexions se brisent sur la voix de mon compagnon.
Penché à mon oreille, celui-ci souffle :
- Where do you come from ?
- From France.
Oh, voilà donc pourquoi je suis belle ! Beaux, tous les Français le sont, c'est connu.
Cliché, le compliment me pousse à sourire. Sous une forme ou une autre, il doit être servi à chaque client. Essentiel de les flatter, crucial qu'ils se sentent précieux, uniques, et par-dessus tout désirés.
Suis-je vraiment au goût de Warren ? Je l'ignore.
Cela fait-il d'ailleurs une quelconque différence ?
Aucune. Mais à plus d'une reprise je le surprends à me scruter à la dérobée, pupilles ricochant de mon front à mon cou, de mon nez à mes seins, de ma bouche à mes cuisses. L'air interrogateur, comme s'il s'étonnait de me voir là. Ou s'étonnait de se voir, lui, à mes côtés.
Je lui demande s'il doit parfois se forcer.
Souvent, hélas. Mais ce soir, Warren est heureux. Il n'a vu qu'une belle femme dans le club et cette belle femme, il l'a abordée.
Même qu'il va danser spécialement pour elle. Bientôt.
En attendant, Warren a envie de papoter.
- Are you married ? No ? You have a boyfriend, then ?
Je manque de m'étrangler au gin-to. Quelles drôles de questions !
- Me too, I'm single ! poursuit-il réjoui.
- Really ?
Je pouffe du tour surréaliste de la discussion. Familière, cependant, car tous les Philippins qui m'abordent la déroule à l'identique.
Auraient-ils leur chance ?
Si je suis célibataire, ils la courent.
Sauf que venu d'un danseur-escort, le propos me paraît décalé. Absurde, même.
- One more rhum-Coke for Warren, Mââm ?
D'accord.
Warren remercie, trinque avec moi, accepte une de mes cigarettes qu'il laisse se consumer dans le cendrier.
Sans doute ne fume-t-il pas, mais refuser serait une faute.
Nouvelle cigarette. Mon escort allume la sienne sans me proposer le briquet.
Erreur, me dis-je aussitôt.
Ce mélange de professionnalisme et de maladresse naïve me rend Warren sympathique. Comme s'il tentait d'endosser un costume qui ne cesse de glisser, de porter un masque qui ne cesse de se fissurer. Comme s'il n'arrêtait pas de mentir sans cesser de se trahir.
30 ans et toujours célibataire, j'ai pourtant du mal à le croire.
Aux Philippines, cette situation est rarissime. 25 ans équivalant à une date de péremption, ceux et celles qui n'ont à cet âge pas trouvé preneurs ont en général un truc qui cloche. Un sérieux, même.
Quant aux autres, ils mentent.
Mais peut-être Warren dit-il la vérité, après tout. Peut-être appartient-il à la minorité des esprits forts, celle qui refuse que les règles sociales dictent leurs choix, leurs amours, leurs conduites.
Sa profession ne le place-t-elle pas en marge de la société ?
Pour le coup, c'est moi qui me montre curieuse.
Comment est-il arrivé à El Navigator ?
C'est son frère qui l'a incité à postuler, il y a deux ans. Le casting ? Danser devant le patron. Peut-être davantage, qui sait. Je m'abstiens d'aborder le sujet comme celui de son orientation sexuelle. J'ai déjà ma petite idée : Warren préfère les femmes.
Quant à sa famille, est-elle au courant de son métier ?
Non. Vu qu'elle habite une autre île, peu de risque qu'elle ne le découvre. Pour les siens Warren occupe toujours son ancien poste : serveur à Jollibee, le McDo philippin. Emploi quitté sans regret à cause du salaire dérisoire.
Puis travailler en club, c'est plus amusant. Avec son frère, son quasi jumeau, Warren a mis au point un numéro qui remporte un franc succès : exécuter la même danse, face à face dans les cages dorées.
- Libres comme deux oiseaux !
- Oui, Warren, deux oiseaux en cage...
À la table voisine, le bakla pelote les cuisses d'un beau danseur. Le plus dégourdi de la troupe, à l'attitude provoc et au sourire ravageur.
Un quart d'heure plus tôt il a quitté la scène pour offrir son torse nu au bakla. Puis a stoppé devant moi, main gauche tendue.
Bizarre pour un salut, pensai-je.
Je la serrai néanmoins. Le jeune homme rit en happant ma paume qu'il posa contre sa poitrine.
Son coeur y était calme, sa peau douce et brûlante.
Nous nous fixions tandis qu'il poussait mes doigts le long de son ventre. Ma caresse moite mourut sur le renflement de son sexe.
Il m'invita à le saisir à pleines phalanges.
Surprise, je résistai.
Il rit encore, insista alors que je me dérobai, me lança un baiser, tourna les talons et se déhancha jusqu'à la scène.
Et là, c'est au fond de la salle obscure qu'il accompagne une cliente.
- Que font-ils, Warren ?
Celui-ci ne me comprend pas.
Par-dessus la musique je lance alors :
- Are they going to fuck ?
Warren me jette un regard étrange, presque choqué.
- Oh non, il l'accompagne aux toilettes !
- In the toilets, then... Are they going to fuck ?
- No, no !
Nouveau regard choqué. Je manque de m'étouffer de rire.
Un escort qui s'effarouche du verbe baiser, c'est bien la meilleure.
Serait-il licite de faire et non pas de dire ?
Jusqu'où l'hypocrisie sociale ne va-t-elle pas se nicher ?
- Excuse-moi, il faut que j'aille me préparer. Ma danse sera pour toi, as-tu une préférence ?
- Aucune. Musique, chorégraphie, costume... Up to you !
Mon compagnon se lève sur un sourire entendu. Je reste seule.
Longtemps.
Il semble qu'un code interdise à quiconque de me tenir compagnie. Sauf si je le veux, bien sûr.
Des regards glissent sur moi. Des sourires, de petits gestes me sont adressés.
Je ne bouge pas et rien ne se passe. Certainement suis-je devenue la chasse gardée de Warren, la femme à ne plus approcher.
Sauf que le jeune homme, il se fait attendre.
C'est alors que le DJ l'annonce sur Hotel California.
Quand Warren apparaît dans la lumière crue des spots, je réalise mon erreur.
Musique, chorégraphie, costume... Sûrement n'aurais-je pas dû lui laisser le choix.
Photos : Housk Randall, Ellen Von Uwerth, Frank Horvat, Cristina Garcia Rodero.
Coucou Ordalie,
oui, et ce n'est même pas voulu, j'le jure ! Je pensais honnêtement que le récit serait plus court mais comme souvent, je me laisse entraîner par les descriptions, la retranscription des dialogues, mes ressentis, etc.
Du coup, ce que je concevais comme un billet, deux max, s'étale, s'étale.
En espérant que l'histoire ne devienne pas barbante pour autant !
Oh que c'est cruel de nous laisser ainsi dans l'expectative !
Je m mets à la suite dès maintenant... en espérant la finir à une heure décente sur la mettre en ligne.
Ca fera toujours quelque chose de décent dans cette histoire, ah ah !
Toujours jouer avec le suspens!
Je redoute le pre avec notre Waren, le tue l'amour en tutu?
Mais on veut savoir
Encore, please...
Xu
Ah, Xu,
un tutu, tu n'es pas loin ! Tu as l'air plutôt au fait des us et coutumes des danseurs à louer... C'est louche ! :)
Je vois que quelques détails ont été rectifiés (le "alors que " de la dernière phrase m'avait gratté), c'est mieux. Je reste toutefois surpris par le "rompre la glace" du début, une sentence extrème que rien n'annonçait ; et une petite démangeaison encore sur l'intimité qui "s'enorgueillit" (d'un nouveau pas), mais c'est tout à fait personnel.
Ca n'empêche, on y est. Et de faire durer y participe grandement. Surtout quand l'histoire nous ménage visiblement quelques surprises. On n'est plus dans l'intro, peut-être pas encore dans les préliminaires ; un flou comme on les aime, artistique.
Bonsoir cher Slev,
tu as raison, il y a quelques mots qui "grattent" encore dans le texte, quelques formules pas forcément très justes. Il faudra que je le reprenne dans mon alambic !
Le dénouement est à présent levé... jusqu'à la prochaine fois. Je me demande ce que deviendra cette histoire (enfin, davantage le récit que la - non - relation avec Warren).
Ah, quel suspense!