Le blog de Chut !
Bangkok, Thaïlande, 24 janvier- ... février.
Il y a dans ma bouche ce goût de sang et, le long de mes cuisses, les mains de Joey.
La patronne du bar a abaissé le rideau de fer derrière nous. La nuit n'est pas noire mais d'un jaune malade percé de néons, d'enseignes et de lumières.
Il pleut avec une violence inouïe, un orage tropical qui vide les rues et les nettoie de leur stupre.
Plus de femmes aux sourires faux plaqués sur leurs traits trop durs, proposant leurs charmes après les avoir déjà trop vendus.
Plus de gros touristes enlaçant des Thaïes bien trop jeunes et jolies.
Plus de vieux alcoolos trop tatoués, aux faces respirant trop de solitude, de tristesse et de dérive, accrochés à leur bière toujours pleine.
Je ne suis pas censée être là. Je devrais être aux Philippines, tranquille dans mon lit, à des milliers de kilomètres.
Mais il y a eu entretemps la douleur, les nuits d'insomnie et la résignation.
Mais il y a eu ce rendez-vous et le regard navré d'Ayleen, ma dentiste.
- Je ne peux rien pour vous... Sorry kaayo, Mââm.
Encaisser en silence. En silence retourner au temps maudit de mes trajets intérieurs et autres chroniques incisives.
J'ai voulu pleurer, bafouiller que ce n'était vraiment pas le moment. Trop dur, trop injuste. Ras-le-bol et merde quand s'arrêtera enfin ce cirque ? Ce troupeau d'éléphants qui me pulvérise le crâne et les mâchoires, droite-gauche, gauche-droite ? Cette ronde d'antidouleurs et d'antibiotiques, ces soins bâclés au départ (en France...), à refaire encore et toujours, avec moins de succès à chaque tentative ?
- Je peux vous aider ?
- Non, Ayleen, merci. Je me débrouillerai.
En moi une tempête s'est levée.
Quelques heures pour décider de la suite, prendre la bonne décision. Sans réfléchir rentrer à l'hôtel, allumer l'ordinateur et réserver un billet d'avion. Direction Bangkok, un des meilleurs hôpitaux d'Asie, à peine lestée de deux culottes parce que ce voyage-là, il n'était pas prévu.
Passeport, carte bleue et ordinateur, de quoi franchir la frontière, payer, travailler et me relier au monde, voilà l'essentiel. Le reste, vêtements, shampooing, savon, livres, stylo, papier... je le rachèterai sur place.
Hommage à la voix intérieure qui m'a soufflé de l'emporter, ce passeport. Moins par intuition que pour une raison bête : ma carte d'identité philippine périmée.
Jamais encore je ne suis partie comme on se sauve, prenant à l'arrachée un vol international au lieu du ferry voisin.
Faut un début à tout, il paraît. Mais pour le voyage de la dernière chance, il s'agit quand même de ne pas se rater.
La main de Joey s'enroule autour de ma taille.
Autour de nous la musique tonitruante s'est arrêtée. A deux heures tapantes les filles et les lady boys des clubs bondés ont fini leur service, descendant des étages en rangs pressés, babillants, compacts.
Mini-robes, strass et talons aiguilles, une armée de secrétaires et de dactylos d'un genre nouveau, discutant de leur journée de travail avant de sagement rentrer à la maison.
Il ne reste que Joey, moi, quelques égarés et une Thaïe qui s'abrite sous un sac plastique
Seven-Eleven, bien sûr.
- One more beer ? Cigarettes ?
Je refuse d'un sourire, je ne bois plus que du Coca. Zéro, si possible.
Joey, lui, accepte.
La vieille dame part bravement sous la pluie. Nous rapporte dix minutes plus tard, moyennant commission, de quoi boire et fumer encore.
Joey s'esclaffe.
- Tu imagines ça en France ?
- Pas une seconde !
- Au Liban non plus, d'ailleurs !
Joey est comme moi un expatrié de passage à Bangkok. Sauf que lui est en vacances.
La raison de ma présence ici provoqua d'ailleurs sa stupéfaction :
- Du tourisme médical en Thaïlande ? Mais euh, il n'y a rien à changer !
Sa réponse me parut si incongrue que je pouffai. Non, je ne suis pas venue me payer une nouvelle poitrine ou un nouveau visage. Et je n'ai pas envie d'entrer dans les détails, juste de m'arrimer à son cou et de me laisser porter.
Par ses paumes sur mon sexe.
Par ses prunelles qui me dévorent.
Par son rire qui m'apaise.
Par la nuit ruban jaune qui s'aplanit sous nos pas.
Par ses doigts qui soudain cherchent les miens et, en signe d'alliance, les recouvrent.
Toujours ce goût de sang dans la bouche mais, plus forte que la douleur, l'envie.
Pardon à ceux que je n'ai pas eu l'énergie de prévenir et merci à ceux qui, ayant su pour ce voyage catastrophe, m'ont soutenue et me soutiennent :
ces proches toujours présents en dépit de la distance,
ces amis virtuels aux mots rassurants,
ces belles rencontres qui me donnent l'énergie de continuer.
Bertille, Marianne, Ethan, Pauwels, Xu, Marie, Joey, Tal, Max, Nicola, Valeria...
Vous êtes mon carburant.
Photos : Anna Hurtig, Caryn Drexl.
Merci beaucoup Stan. Fatiguée mais je vais bien, le niveau de soins est absolument excellent en Thaïlande. Je devrais en partir d'ici à la fin de la semaine prochaine - mais y reviendrai souvent cette année.
Je souris en repensant à une de mes réponses à un commentaire ici : en cas de (gros) pépin, ne pas rester aux Philippines mais se précipiter à Bangkok (Singapour/Hong Kong) !
Je prends les bises avec grand plaisir. Chic, de la douceur dans un monde de brutes !
A très bientôt, cher ami.
L'originalité est difficile à trouver en ces circonstances ... alors je vais très sobrement vous souhaiter un bon rétablissement, et croiser les doigts pour que cet épisode signe enfin la fin de vos ennuis.
Je vais même vous embrasser, tiens !
Ah, merci Quine !
Le croisage de doigts n'a pas trop fonctionné, j'ai maintenant un gros rhume ! Bouh (non, non, ce n'est pas "mou" avec le nz bouché, quoique...).
Des bises aussi !
Je joins mes vœux à ceux de Stan, et de par ta réponse, suis déjà un peu rassuré. Par ce texte aussi - l'attaque est particulièrement réussie- qui montre qu'au bout de tes douleurs, c'est notre plaisir que tu soignes.
Merci Slev.
Aux petits soins, d'une pierre deux coups... :)
Des bises de loin, je m'en voudrais de te faire profiter de ma sinusite, contre-indication absolue à la plongée !
Merci pour tes aventures extrahorinaires du bout du monde. Tu as vraiement un truc pour planter le décors et nous dépayser en 5 lignes. Et le plus fou c'est que c'est du vécu. Ta vie est plus extrahordinaire que tes récits, mais ces derniers savent l'embellir même quand la réalité est dure.
Bravo et merci. Pour les rèves (fantasmes) que tu nous apportes et pour cette très belle leçon de vie.
Xu
Mais eu, de rien ! Merci à toi d'être là, surtout !
La leçon de vie, ce n'était pas voulu, mais quand tout va vraiment mal, on en revient à l'essentiel : courir au meilleur endroit pour se faire soigner.
La suite des extraordinaires (vraiment ?) aventures au prochain épisode. Si tout va bien, ce sera au cap Cambodge, pour faire du cheval sur le site d'Angkor !
Je pense à toi, si loin... Je ne décode pas tout, mais je croise les doigts malgré tout pour que les choses se passent au mieux et que tu nous redonnes des messages moins alarmants très vite...
Des bises douces... S/E...