Le blog de Chut !

ProtectionDemain j'ai prévu une troisième session d'hydrothérapie avec Noam.

La première fut intense, extraordinaire, bouleversante, érotique, débordant d'un désir que nos chairs exsudaient de tous leurs pores.

"Loaded", avait appuyé Noam.

Overloaded, plutôt. Impétueuse et chargée jusqu'à la gueule, pire qu'une mitrailleuse impatiente de griller ses cartouches.


La deuxième fut apaisée et apaisante, salutaire pour mon dos bloqué des cervicales aux reins.

Grâce aux mains expertes de Noam le reflux de la douleur.

Depuis, celle-ci s'est concentrée en bas à droite. Sourd rappel que je n'en ai pas encore terminé avec elle. Que mes mouvements - comme ma marge de manoeuvre - demeurent restreints.

Depuis cette dernière séance, plus aucune nouvelle de Noam.

Juste un grand silence blanc.


Noam s'est à dessein retranché de mon quotidien. En a disparu happé par le sable.

Finis, ses messages journaliers n'avouant pas grand-chose hormis l'essentiel : que j'appartenais à sa vie. Même à toute petite échelle, même sur la pointe des orteils.

Souvent à la lisière, certes. Mais à l'intérieur malgré tout.

Finis, nos rendez-vous conclus au crépuscule. Quand Noam timidement s'invitait chez moi, heureux de passer un moment - ou la nuit - en ma compagnie.

Pour du sexe mais pas que.

 

Ses avertissements ont pris poids et corps. Devant l'intimité comme face à une ennemie, Noam bat en retraite. S'il donne à son insu, il reprend de son plein gré.

Je sais qu'il a sa route à tracer, sa place à se tailler, ses peurs et ses démons à mater. Comme chacun ses chagrins, ses doutes, ses lignes de faille.

Vulnérabilité que personne n'aime à exposer, fût-ce à des yeux bien intentionnés.

Je l'envisage tel un fait.

Ses dérobades ne me blessent pas. Elles me collent au palais un persistant goût de "dommage", d'inachevé, de gâchis un peu triste.

L'impression d'un corset trop serré que Noam peine, engoncé, à délacer. Une ligne de conduite obligée, avec débandade programmée au bas de l'obstacle. Le contourner, l'occulter faute de pouvoir le franchir.

La démonstration de cette force qu'il revendique façon garde-fou. Quitte à se tirer une balle dans le pied.

 

Hier, Bertille résuma le tout d'un adjectif limpide : empêtré.

Noam est empêtré. Dans lui-même, ses envies et ses contradictions.

Alors, incapable de se délivrer, il m'exclut.

- Un message quotidien, mazette... Déjà trop d'implication, sans doute ! s'esclaffa mon amie.

- Tu as raison... Pire qu'une alliance ! renchéris-je.

Nous rîmes.

Oh, je m'en doutais bien. Mon amant n'a ni l'aisance désinvolte, ni la flamboyance de certains qui, se cherchant, s'adonnent tête baissée à toutes les expériences. Traversent les cerceaux de feu des remords, progressent par l'erreur en renversant tout sur leur passage, ne laissant que décombres dans leur sillage.

Noam est beaucoup plus posé. Plus mature peut-être. Ouvert et renfermé, léger et grave à la fois. États juxtaposés ou surimprimés, étrange kaléidoscope esquissant un homme en devenir.

 

Protection 2Moi, cet homme, je le laisse s'esquiver, s'effacer et s'amoindrir sans ébaucher le moindre geste pour le retenir.

Puisqu'il en a décidé ainsi, qu'ainsi ce soit.

Passive, vide de la tentation de me battre ou de m'imposer.

Parce que cette lutte réclamerait des efforts que je répugne à fournir.

Parce qu'elle est vaine.

On ne contraint personne à revenir d'une terre d'exil. Pour en quitter la grève, encore faut-il le vouloir.

Pour une relation, il faut être deux.


Mais en secret je râle un brin.

De me voir imposer des limites qui ne sont pas les miennes, mais que j'admets au nom de la tolérance.

D'être mise d'autorité à la diète, régime d'abstinence et de modération qui me dépasse. Quand c'est bon, très, pourquoi ne pas s'en délecter ? Croquer à belles dents et non du bout des lèvres ?

De devoir, aussi, marcher à rebours de moi-même. Contre cette conscience aiguë de l'extrême fragilité des choses et des êtres. Probable leçon tétée au désespoir, à l'inutile révolte face à la disparition de ma mère.

Demain Noam peut se réveiller très malade. Demain ou le mois prochain en Mongoliele fil ténu de ma vie peut également se rompre.

Une mauvaise chute de cheval, ça n'arrive pas qu'aux autres.


Jour après jour, la mort tour à tour menaçante et complice se tient à l'arrière-plan de ma vie. Présence qui me pousse à en jouir au mieux, de cette vie, d'un élan qui ne m'est cependant pas naturel.

Ma nature serait plutôt la nostalgie. L'impuissance zébrée d'actions d'éclat, le retrait sillonné de scintillantes éclipses, la raison déchirée de coups de folie.

Des années à Paris j'ai habité une prison de glace.

Une absolue constipée de l'existence.

Vous qui lisez ce blog depuis peu, cela vous étonnera peut-être. C'est pourtant vrai.

 

À une semaine de mon départ, j'aimerais savourer une (non) relation. Pleine et sans contraintes. Spontanée et dénuée de déprimants comptes d'apothicaire : mercredi et vendredi suivis une pause obligée ; lundi, mardi mais pas trois journées de suite ; samedi matin-midi, d'accord, mais pas le reste du weekend.

Noam peut baisser la garde, ôter son armure, poser ses abattis sur le tapis. Il aura plus que le temps de les numéroter une fois que je serai loin. De ranger dans les bonnes cases ces bouts de lui éparpillés. D'y coller à sa guise les étiquettes de défiance, protection, attente, recul, échec.

Mais pas maintenant.

 

Protection 3Et je m'interroge, aussi, sur l'intimité.

J'ai proposé à Noam de s'installer dans la villa en mon absence. Loyer payé, bien sûr. Maison vide ou pleine, celui-ci est dû au propriétaire.

Après son bungalow en nipa*, ce serait un fastueux changement de cadre.

Avec le confort moderne de l'air conditionné, de la chaudière pour attiédir la douche, d'une cuisine fonctionnelle, d'une chambre d'invités, d'un sommier confortable et d'une grande table pour travailler.

Avec des murs en béton qui isolent de l'humidité, du carrelage qui ne tache pas les pieds, du linge qui fleure bon la lessive et non le moisi.

Avec la piscine indispensable à son gagne-pain : les sessions d'hydrothérapie.


J'étais certaine que Noam refuserait.

Il n'a pas dit non. Ni oui, d'ailleurs.

Seulement qu'il me remerciait et se sentait, tout à coup, un enfant très gâté.

Seulement qu'après tant de luxe, le retour à son bungalow risque d'être cruel.

Seulement qu'il y réfléchirait.


Pour un homme s'effarouchant de l'intime, sa réponse me désarçonna.

Qu'y a-t-il de plus intime, justement, que d'occuper la demeure d'une amante ? 

D'y apporter ses possessions, de pousser ses affaires et d'investir ses placards ?

De voir ses produits de toilette et de beauté étalés ?

De retourner son tiroir à godemichés, de caresser et flairer ses petites culottes ?

De fouiner, peut-être, ses poubelles et sa panière à linge sale ?

D'accéder à son ordinateur que, rempli de textes et de photos, elle lui prête ?

En tout cas, de jouir pour sûr du jardin dont chaque jour elle se repaît, de sa terrasse chaque soir bercée de cigales, du matelas sur lequel chaque nuit elle repose.

Bref, de son monde dont elle a ouvert grand l'accès.

Qui ne dit mot consent. Accepter, c'est déjà partager. Et connaissant Noam, je sais qu'il ne s'y résoudra pas par pur intérêt. 

Aussi sa perception de l'intimité ne laisse-t-elle pas de m'étonner.

Décidément, ni lui ni moi n'en plaçons les contours aux mêmes endroits. 


 

 

Une chanson pour Noam (et pour moi aussi, je crois...)

 

* Nipa : grandes feuilles d'arbre assemblées sur des étais de bambou. Il s'agit d'une "native house", hutte traditionnelle qui n'isole ni de l'humidité, ni des insectes, ni du bruit (et fort peu des voisins... qui peuvent voir au travers !). 

 

Pin-up de Gil Elvgren.

Photos :  DR (portrait de Joan Crawford), Elinor Carucci.

Jeu 7 jun 2012 2 commentaires
il est des hommes à qui le bonheur fait peur, qui le goûtent du bout des lèvres comme un nectar empoisonné, qui craignent de le perdre aussitôt trouvé. J'en ai aimé un.J'ai trop souffert à tenter de le convaincre en vain que bonheur et plaisir devaient se croquer à pleines dents au moment où ils se (re)présentaient. Alors j'admire votre sagesse à ne point le presser et je partage votre impatience à le voir cheminer si lentement vers vous. Votre texte est toujours aussi bouleversant.
Sophie - le 08/06/2012 à 01h04

Merci Sophie.

Oui, vous avez raison : aimer de tels hommes, c'est tenter de remplir le tonneau des Danaïdes. Épuisant, frustrant et douloureux. Ces hommes ne sont pas heureux (ne savent pas l'être ? se l'interdisent ?) et ce mal-être finit par grignoter la partenaire. Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve...

Je suppose que "forte" de votre expérience, vous avez par la suite écarté de votre route les hommes avec de tels blocages. Impossibilités serait peut-être un mot plus juste ?

 

J'ignore si Noam cheminera vers moi (pour l'instant, il doit l'être, mais physiquement parlant, puisqu'il devrait être chez moi d'ici 15 mn !). Me connaissant, ce qu'il risque de se produire est que moi, je m'éloigne et le cnatonne à l'extrême lisière de ma vie. A un point tel qu'il m'en devienne indifférent.

Juste un homme parmi d'autres, en somme.

J'aime beaucoup Noam mais n'en suis pas amoureuse. Là est sûrement toute la différence.

Chut !

La finesse de ton analyse le montre : tu es beaucoup plus avancée que lui dans l'art de la parenthèse. Celle de la "(non) relation" que tu souhaiterais savourer et à laquelle il se dérobe. Par crainte sans doute d'avoir ensuite à numéroter ses abatis. Et le faire en habitant chez toi –habiter ton intérieur- pourrait ne pas aider. D'où la valse hésitation. Avoir envie de toucher le feu, ne pas être sûr de supporter bien la brûlure.

Pendant ce temps tu fais route. A cheval bientôt.

Se remettre en selle, ou chevaucher à cru, voilà au moins pour lui de quoi méditer.

Slevtar - le 13/06/2012 à 15h48

L'amusant est qu'au moment même où je réponds à mon commentaire, Noam attend, dans le chambre, que je me glisse auprès de lui, déjà endormi mais tout près à l'éveil... Il a accepté pour la maison, ce qui m'enchante.

Hop hop hop, je m'éclipse !

Chut !