Le blog de Chut !
Couchée seule sous la moustiquaire, j'attendais Justin.
Il partait le soir même.
Au crépuscule, un taxi le prendrait devant le dive shop. C'était peut-être celui qu'il avait pensé réserver pour toute l'après-midi. Pour son dernier jour de voyage, Justin comptait sillonner les routes de l'île, voir les rizières en terrasses et faire halte à Ubud.
Notre nuit avait modifié son programme. Ses dernières heures à Bali, il les passerait avec moi. Moi qui l'attendais dans un cottage balinais, porte ouverte et fenêtres à demi closes.
Après trois nuits presque blanches, j'avais quitté sans regrets mon ancienne chambre, ses cloisons de bambou et sa totale absence d'intimité, son matelas aussi mou qu'un marshmallow et son oreiller plus dur que la pierre.
Le jour précédent, je n'étais d'ailleurs pas rentrée. Le matin m'avait cueillie dans les bras de Justin. Rougie de soleil contre la mienne, sa peau était brûlante. Le manque de sommeil avait imprimé de petites lignes autour de ses paupières.
Il déposa une salve de baisers sur mon épaule. Je fermai les yeux comme un chat s'arrondissant sous les caresses.
Nous ne voulions pas nous lever, mais la réalité du départ nous rattrapait. Justin devait rendre les clés de son bungalow avant dix heures, ranger ses affaires et boucler son sac.
- Breakfast ?
J'acquiesçai enthousiaste. Le boeuf Rendang du dîner me semblait un trop lointain souvenir. Incapable d'en venir à bout, je l'avais d'ailleurs partagé avec Justin. Attention qu'il me rendait en m'offrant son petit-déjeuner.
- Promis, je n'ai pas faim... Et ne bouge pas, je m'en occupe !
Je souris. Peut-être la réceptionniste trouverait-elle bizarre qu'un célibataire s'octroie soudain deux cafés et trois pancakes. Mais comme tous les hôteliers, elle avait dû en voir d'autres, et de plus étranges.
Tiède et sucrée, la chair de la crêpe me parut délicieuse. Je la savourais étendue de tout mon long, pieds posés sur les mollets de Justin. Muette revanche sur mon samouraï qui, un jour, m'avait chassée du lit pour grignotage de chips.
Justin, lui, me regardait manger. L'air attendri devant ma maladresse, la main prête à réparer mes erreurs. Sans lentilles ni lunettes, je bougeais dans un brouillard d'ombres et de reflets. Percutai ma tasse qui faillit se renverser sur les draps.
Justin eut le bon goût d'en rire comme celui de proposer :
- Je te raccompagne chez toi, peut-être ?
- Non, non, ne te dérange pas. Je me débrouillerai.
Je retournai sans encombres à mon cottage. Courte marche d'un tiers de rue à peine.
Mon livre du moment trônait toujours sur la terrasse. Papillon d'Henri Charrière, récit de cavales d'un prisonnier fou de liberté.
L'ordinateur sur le buffet, mes robes à cheval sur la chaise, la bouteille d'eau sur le meuble de chevet... Rien n'avait changé de place. Et comme à chaque retour d'une escapade, j'éprouvai un bizarre sentiment de décalage, l'impression d'avoir inséré une juteuse tranche de vie entre deux tranches de temps immobile.
Je me glissai dans la salle de bain. Ouverte sur le ciel, elle était trempée des averses de la nuit. Le carrelage était glissant, l'eau de la douche parcimonieuse et glacée. Un vent frisquet alourdi de mousson fouetta mon corps nu.
Je frissonnai, m'enroulai dans une serviette, enfilai un kimono et m'effondrai sur le lit.
À l'intérieur du cottage la chaleur était pesante. Fixé trop haut sur le plafond incliné, le ventilateur brassait l'air en vain. La fatigue alourdissait mes membres, m'enserrait les tempes d'une vague migraine.
J'attendais Justin. J'allais m'assoupir.
Dans le demi-sommeil sa venue se lia à une musique. Nostalgique et gracieuse, ses notes étirées comme une main dans le noir, ce fut The Lake, un poème de Thoreau superbement interprété par Antony.
Je me relevai et allumai l'ordinateur pour écouter la chanson. Plusieurs fois de suite je la passai tel un appel ou un message. Comme si ses accords avaient le pouvoir de faire surgir Justin.
J'eus l'impression de l'attendre si longtemps que je me résignai soudain à ce qu'il ne vienne pas. Et acceptai, aussi, de ne jamais en comprendre la raison.
J'avais tort.
Alors qu'Antony murmurait pour moi seule "Death was in that poisoned wave / And its gulf a fitting grave", la silhouette de Justin se détacha sur le vide de ma porte. Je me jetai dans ses bras tendus.
Entre deux baisers nos vêtements tombaient, inutiles écorces, pour nous guider vers la sève, un désir vert bourgeon perçant le gel de la fatigue. Mais comme la nuit précédente, la verge de Justin pendait inanimée entre ses cuisses.
- Avec les femmes, c'est différent. Surtout plus compliqué... avança-t-il à la façon d'une explication que je ne lui demandais pas.
Justin ne me l'avait pas caché : il aimait également les hommes. Pas davantage que les femmes, d'une attirance qui ne pouvait se comparer.
Avec les hommes tout était plus simple, plus immédiat.
Justin avait fréquenté les clubs, les boîtes, les saunas, l'éventail de ces lieux où, sur un simple regard, il trouvait un partenaire.
Il avait joué à la roulette russe du HIV. S'en était sorti indemne et guéri de la tentation de recommencer.
Il avait vécu avec un Brésilien, amant magnifique mais piètre compagnon. S'était effrayé de la démesure des sentiments que celui-ci lui vouait, si destructeurs qu'à chaque dispute, il en pulvérisait toute leur vaisselle.
Il avait connu sous les mains expertes d'un masseur un orgasme brut, inouï, brutal, si bouleversant qu'il en perdit connaissance.
En contrepoint, il y avait l'amour avec les femmes. Ses effrayantes allures de sérieux et d'engagement. L'impossibilité de s'y engager à la légère, même mu par un impérieux désir physique.
Désir qui, preuve en était, ne suffisait pas.
Pour que son sexe suive, Justin avait besoin de temps. De partage. De tendresse. D'apprivoiser le corps de l'étrangère et de se frayer un chemin dans sa tête.
Ainsi, la veille, m'avait-il approuvée sans réserve :
- La zone la plus érogène, c'est encore le cerveau.
Mais si Justin ne pouvait entièrement prendre son plaisir, il voulait m'en donner.
Longuement il me caressa à sa manière, si particulière que des frissons m'agitaient. La pulpe de ses doigts effleurait, douce mais insistante, la même parcelle de ma peau. Éveillée, réactive, celle-ci devenait vite ultra sensible, sensation à mi-chemin entre le ravissement et la douleur, proche du supplice chinois de la goutte d'eau.
Bientôt mon corps tout entier se résuma à cette minuscule parcelle, coin de mon ventre étendu à mes cuisses et gagnant mes seins, mes genoux, mes épaules, mes mollets, mon cou. Toute ma chair secouée de spasmes, prolongée et réduite à une infime portion d'elle-même.
Et lorsque, renonçant à leur course immobile, les paumes de Justin effleurèrent mes flancs, je criai comme transpercée de deux glaives.
- Chutttt... souffla-t-il à mon oreille.
Il saisit mes chevilles pour me basculer à la renverse. Entre la naissance de mes cuisses mon sexe s'offrait, impudique.
Justin le prit dans sa bouche. Je me tortillai comme pour lui échapper mais, fermement tenue, sans défense, m'abandonnai à ses lèvres. Lèvres-ventouses adorant les miennes, les baisant, les honorant, ouvertes et refermées sur une prière muette, le suçant, le labourant, l'engloutissant, le recrachant.
Puis, phalange après phalange, son index et son majeur vinrent y plonger.
Sur le lit je gisais crucifiée. Inconsciente sous le coup de cette petite mort qui, décollant mon âme de ma chair, la faisait voltiger haut, très haut, perdue et légère.
Une béance me creusa le corps. J'ouvris les yeux.
Justin léchait ses doigts avec application.
- J'aime tant la saveur de ton plaisir...
Il s'abattit fourbu à mes côtés. Se blottit dos arqué contre ma poitrine.
Et ensemble nous dérivâmes, emportés par les remous d'un profond sommeil bercé par le lac d'Antony.
Une autre de mes chansons préférées d'Antony.
1re et 3e photos : Jan Saudek.
2e photo : Zhang Peng.
Parce qu'il n'a pas pu s'accomplir et qu'il est, en ce sens, une impasse, un cul-de-sac (!), une voie sans issue. Aussi pour les paroles de "je t'aime moi non plus", qui sonnent en l'occurrence comme un doublon avant de devenir ironie :
"Je vais, je vais et je viens entre tes reins / Et je me retiens"...
"Je vais, je vais et je viens entre tes reins / Et je te rejoins".
Chère Ordalie, je te dois le 800e commentaire de ce blog. Merci ! Mais arf, sorry, il n'y a rien à gagner... Peut-être que pour le 900e, j'organise un jeu façon Stan, avec fessée à la clé" ? :D
Bonne idée! Mets-toi d'accord avec Stan pour le 900° commentaire. Ça me rappelle le sketch de deux humoristes dont j'ai oublié le nom:
"Le n°500 gagne une tasse de café. Le n° 501 gagne deux croissants. Ces deux gagnants auront intérêt à s'associer."
Rhooooo, Ordalie, mine de rien, tu joues les entremetteuses virtuelles ! :) De quoi réparer ce que nous n'avons pas encore fait : pas la fessée mais une rencontre en vrai (et non, je n'ai pas dit que ceci expliquait cela !)
Si Slev est l'heureux gagnant, je vais réfléchir à un lot plus sympa : un café et deux croissants avant la fessée ?
(Je n'arrive pas à m'imaginer en train de fesser Slev... Tellement pas que, du coup, je dévouerai sûrement mon postérieur à la cause !)
Depuis quelques billets, nous sommes décidément dans le rapport du mot à la chair, ce va-et-vient de l'un à l'autre auquel tu penses bien que j'adhère, et d'autant mieux que tu en imprimes le mouvement.
Aussi vais-je illico compter les commentaires. Je ne voudrais pas rater le 900 ème, et m'appliquerai entre temps à lever ce petit manque à ton imagination. Ne serait-il pas dommage de ne pas unir ces deux croissants dans la même trempe ?
Oui, bien d'accord : j'ai manqué d'imagination, pour ne pas dire de fantaisie (snif, fantaisie fait en jeu de mots... en anglais seulement !). Ce qui me ferait plaisir, vraiment ? Une plongée. Surtout depuis que je me suis équipée d'une wing, plus facile pour voler.
Je quitte sûrement les Phillies dans un mois, mais je vais loin...
Oui, on sait à force de te lire: tu es très dévouée! :))
Tout à fait, je paye de ma personne ! :)
Euh...Pourquoi ce titre qui semble ne pas correspondre au propos?